ILLUSTRATIONS, Crayon de papier et papier gratté
V. LA NUIT DES BULGARES
- Voilà, on était sur le chemin du retour. On
s'est trompé de train. Alors, comme on était là avec un tas de Bulgares, qui
murmuraient entre eux on ne sait pas quoi, qui remuaient tout le temps, on a
préféré en finir d'un coup: On a sorti nos revolvers et on a tiré. On a tiré
précipitamment, parce qu'on ne se fiait pas à eux.
(...)
Et vivement ils se placent auprès des
morts et les soutiennent.
Ce n'est pas tellement facile. Sept morts et
trois vivants. On se cale entre des corps froids et les têtes de ces «
dormeurs» penchent tout le temps. Elles tombent dans le cou des trois jeunes
hommes. Comme des urnes qu'on porte sur l'épaule, ces têtes froides.
(...)
Il faut les tenir fermement, ça c'est le plus
important.
- Un de ces Messieurs ne pourrait-il pas faire
place à cette vieille dame que voici ?
Impossible de refuser. Plume prend sur
ses genoux un mort (il en a encore un autre à sa droite) et la dame vient
s'asseoir à sa gauche. Maintenant, la vieille dame s'est endormie et sa tête
penche. Et sa tête et celle du mort se sont rencontrées. Mais seule la tête de
la dame se réveille, et elle dit que l'autre est bien froide et elle a peur.
(...)
Les autres comprennent. Bientôt tous les
morts sont encapuchonnés dans des journaux, encapuchonnés dans du blanc,
encapuchonnés bruissants. C'est plus commode, on les reconnaît tout de suite
malgré l'obscurité. Et puis la dame ne risquera plus de toucher une tête
froide.
(...)
Ils baissent la grande vitre avec
précaution et l'opération commence. On les sort jusqu'à la ceinture, une fois
là on les fait basculer. Mais il faut bien plier les genoux pour qu'ils
n'accrochent pas - car pendant qu'ils restent suspendus, leur tête donne des
coups sourds sur la portière, tout à fait comme si elle voulait rentrer.
Allons ! Du courage ! Bientôt on pourra
respirer à nouveau convenablement. Encore un mort, et ce sera fini.
(...)
Et brusquement Plume s'aperçoit qu'il est
quatre heures et quart, il réveille Pon... et ils sont d'accord pour s'affoler.
Et sans s'occuper d'autre chose que du prochain arrêt et du jour implacable qui
va tout révéler, ils jettent vivement le mort par la portière. Mais comme déjà
ils s'épongent le front, ils sentent le mort à leurs pieds. Ce n'était donc pas
lui qu'ils ont jeté. Comment est-ce possible? Il avait pourtant la tête dans un
journal. Enfin, à plus tard les interrogations! Ils empoignent le mort et le
jettent dans la nuit. Ouf!
Que la vie est bonne aux vivants. Que ce
compartiment est gai! Ils réveillent leur compagnon.
(...)
VIII
L'ARRACHAGE DES TÊTES
Ils tenaient
seulement à le tirer par les cheveux. Ils ne voulaient pas lui faire de maI.
Ils lui ont arraché la tête d'un coup. Sûrement elle tenait mal. Ça ne vient
pas comme ça. Sûrement il lui manquait quelque chose.
Quand elle n'est plus sur les épaules, elle
embarrasse. Il faut la donner. Mais il faut la laver, car elle tache la main de
celui à qui on la donne. Il fallait la laver. Car celui qui l'a reçue, les
mains déjà baignées de sang, commence à avoir des soupçons et il commence à
regarder comme quelqu'un qui attend des renseignements.
(...)
- Moi ... il y a mon ami Pierre. Mais il est
d'une force à ne pas se la laisser enlever comme ça.
- Bah, on verra. L'autre est venue si
facilement.
C'est ainsi qu'ils s'en vont en proie à leur
idée et ils arrivent chez Pierre. Ils laissent tomber un mouchoir. Pierre se
baisse. Comme pour le relever, en riant, on le tire en arrière par les cheveux.
La tête est venue, arrachée.
La femme de Pierre entre, furieuse ... «
Soulaud, voilà qu'il a encore renversé le vin. Il n’arrive même plus à le
boire. Il faut encore qu’il le renverse à terre. Et ça ne sait même plus se
relever…»
Et elle s'en va pour chercher de quoi nettoyer.
Ils la retiennent donc par les cheveux. Le
corps tombe en avant. La tête leur reste dans la main. Une tête furieuse qui se
balance aux longs cheveux.
Un grand
chien surgit, qui aboie fortement. On lui donne un coup de pied et la tête
tombe.
Maintenant ils en ont trois. Trois, c'est un bon chiffre. Et puis il y a du
choix. Ce ne sont vraiment pas des têtes pareilles. Non, un homme, une femme,
un chien.
Et ils repartent vers celui qui a déjà une tête, et ils le retrouvent qui
attend.
Ils lui mettent sur les genoux le bouquet de têtes. Lui, met à gauche la tête
de l'homme, près de la première tête, et la tête de chien et la tête de femme
et ses longs cheveux de l'autre côté. Puis il attend.
Et il les regarde d'un regard fixe, d'un regard qui ne dit ni oui ni non.
(...)
Henri Michaux. Extrait de Plume NRF Poésie Gallimard. P°137 à 167.
Arles, Supinfocom 2013
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