vendredi 19 juillet 2013

UN CERTAIN PLUME Henri Michaux

ILLUSTRATIONS, Crayon de papier et papier gratté
 


 V. LA NUIT DES BULGARES

- Voilà, on était sur le chemin du retour. On s'est trompé de train. Alors, comme on était là avec un tas de Bulgares, qui murmuraient entre eux on ne sait pas quoi, qui remuaient tout le temps, on a préféré en finir d'un coup: On a sorti nos revolvers et on a tiré. On a tiré précipitamment, parce qu'on ne se fiait pas à eux. 
(...)
 Et vivement ils se placent auprès des morts et les soutiennent. 
Ce n'est pas tellement facile. Sept morts et trois vivants. On se cale entre des corps froids et les têtes de ces « dormeurs» penchent tout le temps. Elles tombent dans le cou des trois jeunes hommes. Comme des urnes qu'on porte sur l'épaule, ces têtes froides.
(...)
Il faut les tenir fermement, ça c'est le plus important. 
- Un de ces Messieurs ne pourrait-il pas faire place à cette vieille dame que voici ? 
 Impossible de refuser. Plume prend sur ses genoux un mort (il en a encore un autre à sa droite) et la dame vient s'asseoir à sa gauche. Maintenant, la vieille dame s'est endormie et sa tête penche. Et sa tête et celle du mort se sont rencontrées. Mais seule la tête de la dame se réveille, et elle dit que l'autre est bien froide et elle a peur.
  (...)
 Les autres comprennent. Bientôt tous les morts sont encapuchonnés dans des journaux, encapuchonnés dans du blanc, encapuchonnés bruissants. C'est plus commode, on les reconnaît tout de suite malgré l'obscurité. Et puis la dame ne risquera plus de toucher une tête froide.
(...)
 Ils baissent la grande vitre avec précaution et l'opération commence. On les sort jusqu'à la ceinture, une fois là on les fait basculer. Mais il faut bien plier les genoux pour qu'ils n'accrochent pas - car pendant qu'ils restent suspendus, leur tête donne des coups sourds sur la portière, tout à fait comme si elle voulait rentrer.
 Allons ! Du courage ! Bientôt on pourra respirer à nouveau convenablement. Encore un mort, et ce sera fini.
(...)
Et brusquement Plume s'aperçoit qu'il est quatre heures et quart, il réveille Pon... et ils sont d'accord pour s'affoler. Et sans s'occuper d'autre chose que du prochain arrêt et du jour implacable qui va tout révéler, ils jettent vivement le mort par la portière. Mais comme déjà ils s'épongent le front, ils sentent le mort à leurs pieds. Ce n'était donc pas lui qu'ils ont jeté. Comment est-ce possible? Il avait pourtant la tête dans un journal. Enfin, à plus tard les interrogations! Ils empoignent le mort et le jettent dans la nuit. Ouf! 

Que la vie est bonne aux vivants. Que ce compartiment est gai! Ils réveillent leur compagnon. 


 (...)



VIII  L'ARRACHAGE DES TÊTES

Ils tenaient seulement à le tirer par les cheveux. Ils ne voulaient pas lui faire de maI. Ils lui ont arraché la tête d'un coup. Sûrement elle tenait mal. Ça ne vient pas comme ça. Sûrement il lui manquait quelque chose.
Quand elle n'est plus sur les épaules, elle embarrasse. Il faut la donner. Mais il faut la laver, car elle tache la main de celui à qui on la donne. Il fallait la laver. Car celui qui l'a reçue, les mains déjà baignées de sang, commence à avoir des soupçons et il commence à regarder comme quelqu'un qui attend des renseignements.
 - Bah! On l'a trouvée en jardinant... On l'a trouvée au milieu d'autres ... On l'a choisie parce qu'elle paraissait plus fraîche. S'il en préfère une autre ... on pourrait aller voir. Qu'il garde toujours celle-là en attendant...
Et ils s'en vont suivis d'un regard qui ne dit ni oui ni non, un regard fixe. 
(...)
- Moi ... il y a mon ami Pierre. Mais il est d'une force à ne pas se la laisser enlever comme ça.
- Bah, on verra. L'autre est venue si facilement.
C'est ainsi qu'ils s'en vont en proie à leur idée et ils arrivent chez Pierre. Ils laissent tomber un mouchoir. Pierre se baisse. Comme pour le relever, en riant, on le tire en arrière par les cheveux. La tête est venue, arrachée.
La femme de Pierre entre, furieuse ... « Soulaud, voilà qu'il a encore renversé le vin. Il n’arrive même plus à le boire. Il faut encore qu’il le renverse à terre. Et ça ne sait même plus se relever…»

Et elle s'en va pour chercher de quoi nettoyer.
Ils la retiennent donc par les cheveux. Le corps tombe en avant. La tête leur reste dans la main. Une tête furieuse qui se balance aux longs cheveux.
Un grand chien surgit, qui aboie fortement. On lui donne un coup de pied et la tête tombe. 
Maintenant ils en ont trois. Trois, c'est un bon chiffre. Et puis il y a du choix. Ce ne sont vraiment pas des têtes pareilles. Non, un homme, une femme, un chien. 
Et ils repartent vers celui qui a déjà une tête, et ils le retrouvent qui attend. 
Ils lui mettent sur les genoux le bouquet de têtes. Lui, met à gauche la tête de l'homme, près de la première tête, et la tête de chien et la tête de femme et ses longs cheveux de l'autre côté. Puis il attend. 
Et il les regarde d'un regard fixe, d'un regard qui ne dit ni oui ni non. 
(...)

Henri Michaux. Extrait de Plume NRF Poésie Gallimard. P°137 à 167.


Arles, Supinfocom 2013

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